Je ne sers à rien […]. Je suis incapable d’élever des porcs. Je n’ai aucune notion sur la fabrication des saucisses, des fourchettes ou des téléphones portables. Tous ces objets qui m’entourent, que j’utilise ou que je dévore, je suis incapable de comprendre leur processus de production. Si l’industrie devait s’arrêter, si les ingénieurs et techniciens spécialisés venaient à disparaître, je serais incapable d’assurer le moindre redémarrage.
Michel Houellebecq
extrait de Les Particules élémentaires, Éditions Flammarion, 1999
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L’insurrection des masques
Les lecteurs de Yannick Haenel connaissent le personnage de Jean Deichel qui hante les romans de l’auteur. Dissident de sa propre existence, suicidaire de tout ce qui en lui se rattache au social, au national, à quelque communauté que ce soit qui n’aurait pas érigé l’absolue singularité de la solitude de chacun en dogme, en impératif existentiel. Seul, Jean Deichel l’est, par choix. Chassé de son appartement, il séjourne à l’intérieur d’une voiture prêtée par l’un de ses amis. Il erre dans le XXe arrondissement d’un Paris ayant gardé le souvenir des Communards fusillés lors de la Semaine sanglante de 1871. A l’image de Jan Karski, les spectres du passé hantent la culpabilité d’un présent perpétuel dont l’amnésie est devenue le principal symptôme.
Assoiffé de désertion - la soif est plus forte que le désir d’y voir clair - notre personnage entrera en dissidence absolue après avoir réussi à déchiffrer, gravé sur un simple mur de quartier, le masque du Renard pâle propre aux Dogons maliens auxquels Michel Leiris s’intéressa en son temps et qu’il ralliera dans une insubordination totale. Aussi brûlera-t-il ses papiers, cette identité symbolique qui lui avait été assignée de naissance par un Etat décrit comme étant de plus en plus policier. En témoigne l’anus solaire de ces caméras de surveillance enregistrant la disparition programmée du même, de l’identique.
C’est alors que le récit, dans sa seconde partie fulgurante, dans une prosodie inégalée, entre dans une phase, une phrase musicale insurrectionnelle inouïe qui voit le peuple de Paris et de ses banlieues toujours peu ou prou interdites de séjour, sans papiers au visage recouvert d’un masque africain ou de quelque autre Carnaval renversant l’ordre établi, défiler dans un cortège de masques et défier la police identitaire, la nation et ses cadavres placardés, la République transformée allègrement en un immense baobab célébrant la puissance de peuples bannis, opprimés, rendus enfin à leur gloire irradiante. Yannick Haenel rend ici moins hommage aux damnés de la terre qu’il ne chante, dans une prosodie qui rappelle l’éclat subversif du phrasé de Genet, la beauté quasi sacrée de chaque individualité. Brûler en soi l’identité pour que flamboie le singulier qui me rattache à mes semblables.
Là n’est pas le moindre paradoxe de ce récit qui se proclame, dans le sillage des révolutions arabes et des révoltes indignées du monde capitaliste, révolutionnaire lui-même et émeutier pour que le chaos et le néant, le négatif même de la métaphysique, soit enfin pensé, célébré, joué et joui à la fois. Yannick Haenel en appelle à une révolution culturelle de nous-mêmes, à l’heure où sommeillent en chacun de nous résignation indignée et indignation molle, vaste programme !
Olivier Rachet
Les Renards pâles, Yannick Haenel
Gallimard, 2013